samedi 15 novembre 2014

Villiers de L'Isle-Adam Le rêve d'opium



 

Auguste Villiers de L'Isle-Adam

Elën (1865)


« Le rêve d’opium »


"Le lecteur, après avoir pris connaissance de ce fragment, pourrait comprendre à quel écrivain de race et de taille on a affaire quand on visite ce poète absolu." Paul Verlaine


Acte III scène deuxième



SAMUEL, seul, s'éveillant.



Un rêve!...



(Il passe la main sur son front, se redresse et regarde avec stupeur). Eh bien! Et Maria! — Comment ! La taverne de Gottlieb ?... Mais alors, qu'y a t-il donc?... Pourquoi n'est-elle pas ici?... Seigneur Dieu, je n'ai pas rêvé Maria, je pense ! (Il réfléchit et regarde sa main). Voici l'anneau qu'elle m'a donné. (Souriant après un silence). Ah! C’est une fantaisie de cette enfant!... Celle dont elle me parlait l'autre soir, sans doute : je devine!... elle va venir, voilée, adorable, souriante, à travers les arbres, et, me jetant ses bras autour du cou, me demandera si je n'ai pas eu de l'inquiétude... (Il regarde les allées, puis pensif). Mais quel rêve, ô ciel! Je veux essayer de le reconstruire dans son immense effroi !...



Lorsque j'eus tari le hanap d'or que me présenta le page, — et pendant même qu'il parlait encore, — des sphinx aux têtes équivoques et brillantes vinrent, un doigt sur les lèvres, me fermer les yeux. — J'entendis comme un bruit de houles lointaines, et je me trouvai, sans étonnement, on compagnie de Maria, sur une rivière sombre comme l'Erèbe, encaissée et bordée par une chaîne de collines. Le bateau, large et noir, n'avait qu'une voile : j'étais assis à la barre; Maria reposait endormie sur ma poitrine ; et, le front dans la main, j'essayais de me rappeler... Mais, là-dessus, le flambeau de ma mémoire, obscurci par les brumes d'un grand spleen lugubre s'éteignait vraiment tout à fait!... Ce devait être un ensemble de circonstances spéciales, — j'avais, par exemple, l'obscure idée d'un ancien naufrage, — et du semestre nocturne qui surprend dans les terres boréales ; — mais le mystère de ce passé se fondait lui-même avec le caractère impressionnant des ombres et leur solennité environnante.



II paraissait être fort tard, — et il était tard en nous, aussi ! L'eau saumâtre du canal jetait des reflets d'étain, et des touffes de nénuphars en brillaient d'un éclat funéraire sur les rivages. Pas un souffle de vent, pas une bouffée d'air, dans l'accalmie où nous étions. Le silence ! — Les anneaux rouillés des rames ne heurtaient plus leurs crochets de fer, elles trempaient contre le bateau; le long du mât pendait la misaine immobile. La barque glissait silencieusement et lentement, sans qu'une ride apparût sur les ondes, noires comme l’ébène ; de grands faucheux arpentaient ce miroir de leurs pattes grêles et poudreuses. Le paysage semblait suranné et très vieux : on eût dit qu'il n'avait jamais connu le bonheur du soleil. L'air était chargé de bleuissements violâtres: à peine si je distinguais les limites apparentes de ce fleuve; — elles étaient perdues dans la buée livide qui estompait les profondeurs de l'horizon.

mardi 25 mars 2014

Monsieur de Bougrelon illustré par Zyg Brunner

Jean Lorrain

Monsieur de Bougrelon

eaux-fortes de Zig Brunner

1/30 sur Rives avec suite


Paris, 1945, in-4 en feuilles sous couverture rempliée, chemise et étui. 140pp.-2ff. Tirage à 546 exemplaires. Celui-ci un des 30 exemplaires sur Rives contenant une suite sur Rives des 48 eaux-fortes (la plupart en couleurs) de Zig Brunner, second papier après 5 exemplaires sur Japon.

Bel exemplaire si ce n'est quelques pales rousseurs, essentiellement sur l'étui, les tranches et l'intérieur de la couverture.

Zyg Brunner (Varsovie 1878-Paris 1961) (Zygmunt Leopold Brunner dit), peintre, dessinateur et caricaturiste polonais expose au Salon d'Automne dès 1905 à Paris. Il participe également au Salon des humoristes. Il collabora à de nombreuses revues dont La Baïonnette, L'Assiette au Beurre ou encore la Gazette du Bon ton. Certaines de ses figures féminines ne sont pas sans rappeler la belle époque de l'Art Déco.

"Rarement l'illustration en grande série ne fut exécutée avec une conscience aussi louable et une pareille générosité de détails. Et souvent, à côté d'une grande machine en couleurs qui crie très haut pour ne rien dire, le petit cadre, où M. Zyg Brunner a enfermé un de ses dix mille croquis sans prétention, murmure tout bas des choses dignes d'être entendues."
Francis Carco in De Montmartre au Quartier Latin.



L'édition originale de ce court roman de Jean Lorrain fut publié dans la délicieuse petite collection illustrée "Lotus bleu" de la Librairie Borel / Edouard Guillaume éditeur, en 1896. 


A travers ruelles et canaux d'Amsterdam, Monsieur de Bougrelon, guide fantasque et fantastique, Normand exilé en Zélande, conduit  le narrateur et son ami de musées en souvenirs, de magasins en fantasmes. 
Hommage appuyé à Jules Barbey d'Aurevilly, dandy compatriote normand, Lorrain signe ici l'un de ses textes les poignants, introduisant toutes les thématiques qui lui sont chères : le voyage, le rêve, la poésie, le mystère des pierreries, l'amour des tissus surannés : "des vieilles étoffes fanées / je suis le magnifique amant"...

500 €




















mardi 4 février 2014

Rimes de Joie par Théodore Hannon

 Rimes de joie

 de Théodore Hannon,

eau-forte par un artiste de renom [Félicien Rops]
 Édition définitive (augmentée de douze pièces originales)



  http://www.librairie-listesratures.com/livre-12773.html


Henry Kistemaekers, Bruxelles, sans date (1884), in-12 demi-veau caramel à coins, filets dorés bordants les plats, dos à cinq nerfs fins soulignés de filets à froid formant écoinçons sur les plats, pièce de titre de chagrin noir, fleur dorée aux entre-nerfs, tête dorée. Fine reliure de l'époque. Couvertures non conservées. 180pp. y compris faux-titre et titre. Mention fictive de deuxième mille. Vicaire IV-23. Élégant exemplaire finement relié à l'époque.

http://www.librairie-listesratures.com/livre-12773.html


Le frontispice à l'eau-forte de Félicien Rops "il avait lu Charlot s'Amuse" illustre le premier poème du recueil : Corde sensible. Il relate le suicide par pendaison onanistique d'un forgeron. En 1883, Paul Bonnetain avait publié "Charlot s'amuse", un premier roman qui fit scandale car son sujet n'était rien de moins que la masturbation.

http://www.librairie-listesratures.com/livre-12773.html

La première édition des Rimes de joie, parue chez Gay et Doucé en 1881, comportait une préface de Huysmans dans laquelle celui-ci n'hésitait pas à comparer Hannon au "peintre qui nous a initié aux charmes mélancoliques des saisons pluvieuses et des joies en ruines, j'ai nommé le prodigieux artiste qui a gerbé les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire !" 

http://www.librairie-listesratures.com/livre-12773.html

Cet éloge fut renouvelé en 1884, dans le chef-d’œuvre de Huysmans, A Rebours, alors qu'il précise les goûts poétiques de son héros, des Esseintes :

Bel exemplaire en reliure de l'époque.
Vendu

Quelques extraits :

Géographie

Mignonne, ton corps frêle est tout un univers !
-         Prenant ta bouche comme étoile,
Assis à tes genoux, pour des climats divers
Bien souvent je mets la voile.

Dans tes yeux verts, profonds, dangereux et béants,
Dans les magnétiques prunelles,
Je retrouve la mer vaste et les océans
Aux attractions éternelles.

Les bouts désordonnés de tes lourds cheveux bruns,
Qui mordent tes chairs amicales,
M’évoquent les halliers vierges et les parfums
Des grasses forêts tropicales.

Quand ton corps harmonique et mat jonche ton lit
Des roses blanches de son derme,
Je frissonne, et je songe aux steppes où pâlit
L’horizon des neiges sans terme.

Ton cœur, c’est le désert immense et sans merci
Par ces ardentes canicules.
Mais j’aborde au Japon féerique, mon souci,
En baisant tes pieds minuscules.

Ton clair sourire vaut les cieux céruléens
Et les plus tièdes atmosphères,
Mignonne, et tes seins ronds, tes seins marmoréens
Sont pour moi les deux Hémisphères.


Bas de soie

Il est des vitrines joyeuses
Comme les magots de là-bas,
Ce sont celles où les hauts bas
Sonnent leurs fanfares soyeuses.

Voyez-les aux lueurs des gaz
Développer leurs enfilades,
Provocant comme des œillades,
Fous comme un chapeau Rabagas.

Les crépons arborent ces gammes
Qui dans les bas vont crescendo,
Les écrans vernis d’Yeddo,
S’allument de ces amalgames.

Arrière les cotons écrus
Ravis aux dents de la machine !
Les éventails que peint la Chine
Ont ces feux cruellement crus.

Il en est de teinte bizarre,
D’autres apparaissent d’un ton
Lamentable comme Lazare
Le Pâtre, un melo de carton !

Il en est de nuance mauve,
Fleur de pêcher, cœur de souci,
Azur zébré de cramoisi,
Véronèse jaspé de fauve.

D’autres sont blancs à poids barbeau,
Violets annelés d’orange,
A côtes cerise que frange
Un reflet d’aile de corbeau.

D’autres encore, à l’émeraude,
A la turquoise, aux grenats clairs,
Empruntent leurs riches éclairs ;
Il en est d’unis que l’on brode.

J’en sais d’un tissu mat et cher,
Sculptant le contours et la ligne,
D’autres de trames plus malignes,
Laissent transparaître la chair.

A l’assaut des cuisses prônées
Ils montent insolemment
Prenant en leur enroulement,
Roturières et blasonnées !

La jouvencelle choisira
Les couleurs chastes : bleu, blanc, rose,
La matrone d’humeur morose
Le noir, que le temps roussira.

Seule, la fille aux lèvres blêmes
Enfile les terribles bas
Qui font ses jambes de combats
Plus terribles que ses bras mêmes.

Et ces interminables gants
De pieds – pour ces filles de soie
Se transforment en bas de joie
Aux empires extravagants.

Car ces étuis, rêves des gouges,
A l’égal des fards enchanteurs,
Des eaux, des pâtes, des senteurs,
Des poivres longs, des piments rouges.

Rayonnent parmi les engins
Des galants arsenaux du vice
Où s’arme l’amour peu novice
Des paradoxales catins.



Encens féminins

La femme est un riche encensoir
Aux multiples encens qui fument
Doucement quand tombe le soir
Dans les alcôves qu’ils parfument.

Son corps offre de chers banquets
A nos fringales de narines
En pamoison à ces bouquets
Imprégnés d’effluves marines,

Car Vénus sortant de la mer
Sut garder au fond de son être
Comme un ressouvenir amer
Du grain de sel qui la fit naître.

Sur l’onde opaque des cheveux
Un fumet puissant appareille
Et vogue - portant les aveux
Murmurés en fièvre à l’oreille.

Dans la nuque sont embusqués
Parmi les poils follets qui frisent,
Des essaims d’arômes musqués
Dont les intimités nous grisent.

Sur la bouche aux charmes secrets
La myrrhe, le benjoin et l’ambre
Épandent leurs souffles discrets
Sous lesquels le baiser se cambre.

La gorge nue a des parfums
Pleins de subtiles chatteries
Où les amours, d’amours défunts
Raniment leurs plumes flétries.

Mais parmi toutes ces senteurs,
Les plus capiteuses sont celles
Qui nichent leurs esprits chanteurs
Au creux crespelé des aisselles…

La femme est un riche encensoir
Aux multiples encens qui fument
Doucement quand tombe le soir
Dans les alcôves qu’ils parfument.