vendredi 30 mars 2012

Jean Richepin, La Bibliothèque

Jean Richepin par L. Cappiello


La Bibliothèque

L’hiver peu faner vos rosiers remontants,
Quand la neige serait la neige des cent ans,
O frais avrils toujours avrils, Lettres divines
Par qui même un front nu creusé d’âpres ravines
Est un parterre en fleurs, un champ lourd de moissons,
Un bois féerique plein des plus folles chansons,
Une riche cité débordante de foule,
Un océan roulant des trésors dans sa houle,
Un firmament criblé d’astres, un univers !
Sait-on quel age on a quand on lit  de beaux vers,
Qu’on étudie avec les savants et les sages ?
Ce n’est pas quarante ans ni cent, c’est tous les ages.
Ou plutôt, ce n’en est aucun ; car les instants
Y sont de tous les temps ensemble et hors du temps.
O lecture, travail, Lettres magiciennes !

Il fait froid ; il fait nuit ; aux fentes des persiennes
Le vent aigu glapit dans son aigre hautbois ;
Les pieds chauds aux chenets flambants d’un feu de bois,
Rien ne venant troubler ma paix, ma solitude,
Que de soirs merveilleux j’ai passé à l’étude,
Immobile comme un vieillard dans la douceur
De vivre avec un cher poète, un grand penseur,
Sans que minuit sonné m’empêchât de poursuivre,
Sous le regard ami de ma lampe de cuivre !
Parfois c’est un auteur aboli que je tiens,
Et je songe : « ses vers, ainsi qu’à toi les tiens,
« Lui furent doux alors qu’il se sentait en veine.
« Ah ! si ta gloire était, comme est sa gloire, vaine !
« Si ton œuvre dans l’ombre aussi s’engloutissait !
« Il se cru immortel. On ne sait plus qui c’est. »
Et me voilà pour lui pris d’une pitié tendre.
Comme s’il était là, ravi de les entendre,
Je dis ses vers tout haut, de ma plus belle voix,
J’en fait sonner l’or, tel qu’il sonnait autrefois,
Et je lui rends un peu de cette heure bénie
Où lui-même et son temps croyaient à son génie.
Il en avait, parbleu ! Tous n’ont pas mérité,
Ces abolis, l’oubli de la postérité.
Que d’injuste brevets souvent elle délivre !

Dans ma bibliothèque ainsi ce pauvre livre
Perchait obscurément sur les sombres hauteurs.
Fais-lui place au grand jour, rayon des bons auteurs !
Ah ! Ces bons, qu’ils sont bons ! Famille aimée, aimante,
Innombrable, et dont tous les jours le nombre augmente !
Chaque admiration neuve en grossit les rangs.
Plus on vieilli, plus on y compte de parents.
Parents miraculeux, puisque l’on en partage,
Sans qu’il meurt, et sans l’amoindrir, l’héritage !
Parents prodigues ! Tous les siècles, les pays,
Ils en lèguent les biens à nos yeux ébahis.
Plus de durée en y plongeant, plus de distance !
Quand on vit avec eux, on vit mille existences !
Quelque monde qu’on cherche, ils en ont le chemin.
Une bibliothèque est tout le genre humain,
Et partout où passa dans le temps et l’espace
Son action, son vœu, son rêve, on y repasse.
On en est la mémoire ; on le voit, on l’entend
Qui reprend conscience en vous, ressuscitant.
Tout se réveille, tout renaît, contrée, époque,
Au Sésame-ouvre-toi du livre qui l’évoque,
Et d’un réveil si net que soi-même en effet
On est contemporain des amis qu’on s’y fait.
Avec le Pentaour exhumé d’une crypte,
N’ai-je pas habité ton sol, antique Egypte,
Porté le pschent, et su le Nil aux bords fumants
Chassés les ibis bleus et les roses flamants ?
Mahâ-bhârata, fleuve aux méandres énormes,
J’ai connu tes Dévas prenant toutes les formes,
Tes ascètes, lotus au poing, regards en bas,
Tes Kchattryas vainqueurs, et les lourds nitambas
Que d’un pas indolent roulent tes belles filles
Au rythme de l’or clair qui teinte à leurs chevilles.
J’ai humé le nectar de ton ivresse, Hellas,
Lorsque tu célébras Salamine. O Pallas
Athénée, sous l’éclair de tes prunelles perses
Dans les flots égéens se fond l’orgueil des Perses.
Pallas, j’ai chanté l’hymne où retenti ton nom
Devant la colonnade en fleurs du Parthénon !
Li-Taï-Pé, j’ai dit tes vers à sept cadences.
Je sais, dans Martial, marier pour vos danses,
Gaditanes tordant votre ventre et vos reins,
Les crembales d’ébène aux ronflants tambourins.
Vieux Paris, à courir tes sinistres ruelles,
Avec le bon Villon, j’en ai vu de cruelles !
Nous avons mis à mal Rueil et Monpipeau ;
Mais Colin des Cayeulx n’a pas « gardé la peau »,
Et guéri pour toujours des faims et des pépies,
Il aiguise les becs des corbeaux et des pies.
Et nous, serons-nous grains dans ces noirs chapelets ?
Bah ! Nous avons repris teint clair chez Rabelais
Où tu t’épanouis en pleine tumescence,
Luxuriante, soûle et belle Renaissance.
Jérémie, Izaïe, Ezéchiel, nabis,
Souillons nos fronts de cendres, arrachons nos habits,
Soufflons contre les rois les fureurs populaires !
Yaveh va montrer au vent de nos colères
Babylone, croulant de la base aux créneaux.
O, Catulle, le plus suave des moineaux
Est donc mort ? Lesbia, les paupières rougies,
En pleure ! Ciselons l’or fin des élégies,
Et faisons, pour l’honneur des délicats amants,
De ces pleurs enchâssés d’immortels diamants.
Sous ton rouge bonnet j’ai ta prunelle ardente,
Et j’ai ta bile et j’ai tes rancunes, ô Dante !
Et je les hais tous ceux que la torture tord,
Damnés justement, certes, eux qui t’avaient fait tord.
En hiéroglyphes blancs, tracés sur des peaux brunes,
Les héros des Sagas m’ont enseigné les Runes.
Nous avons empourpré la mer couleur de fiel ;
Et l’écume du sang à jailli jusqu’au ciel ;
Et nous avons chantés sur les harpes de pierre,
Fous de fureur, de coups, d’hydromel et de bière.
Saadi, j’ai touché tes roses de carmin,
Et l’odeur de la rose est toujours sur ma main.
O, Shakespeare, empereur de toute l’âme humaine,
Tu m’as montré de long en large ton domaine.
Et rien qu’avec toi seul, ô Shakespeare, on connaît
Tout le tas de vertus et de vices qu’on est.
En humant cette absinthe en deuil dont le miel filtre,
Tes vers amers, ô grand Lucrèce, le noir philtre
Dans lequel une femme a noyé ta raison,
Il me semble à mon tour en flairer le poison,
Qu’a fait cuire à Suburre en sa verte bassine
Une Thessalienne à gueule d’assassine,
Pendant que sous les coups de son fouet vipérin
Vrombissait le sabot fait d’un magique airain.
Honte à la vieille ! Honte à l’amante perverse !
O quatrains de Khèyam ! Quel vin d’or il me verse
Cet ivrogne subtil, fougueux et souriant !
J’y bois tout le soleil. J’y bois tout l’Orient.
« Faites, faites, dit-il, de ma cendre une argile ;
« Qu’on la donne au potier ; que sur sa route agile
« Il la façonne en jarre, et ce ventre divin,
« Emplissait le de vin, de vin, de vin, de vin ! »
Oh ! de quel vins je suis aussi la jarre pleine !
De tant de vins, tant, tant, que je perdrais haleine
A vouloir essayer d’en citer tous les noms.
O pauvre papier blanc, si nous l’entreprenons,
Tu deviendras un noir catalogue où défile,
Au gré du bouquiniste et du bibliophile,
Pêle-mêle, un ramas de classiques, grognons
D’être classés à la venvole en rang d’oignon.
Chers amis, bons amis, je me ferais un crime
De piquer là vos noms au crochet de la rime.
Restez en paix fleurir dans l’ombre des casiers
D’où je vous tire avec des doigts extasiés,
Comme de vieux flacons de liqueur sans égale
Et dont avec respect, pieux, on se régale.
Peut-être que déjà c’est sacrilège un peu
De n’avoir pas gardé pour moi mon coin du feu,
Mes beaux soirs de profonde et douce solitude,
Mes rêves, rouges fruits, fils de la pâle étude,
Mes bonheurs de vieillard que nul n’avait trahis,
Hôte de tous les temps et de tous les pays
Où mes livres sorciers avec eux me font vivre
Sous le regard ami de ma lampe de cuivre.

Jean Richepin (en guise de préface pour l’ouvrage de Paul Olivier, Cent poètes lyriques, précieux ou burlesques du XVIIème siècle, Paris, Havard fils, 1898)



Je profite de cette publication pour vous signaler la parution prochaine d'une réédition de Truandailles (1891 pour l'E.O) de Jean Richepin aux éditions du Vampire Actif. Tarif spécial de souscription jusqu'au 20 Avril 2012.

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