Lettre à Octave Uzanne, Venise, ce samedi 1er Octobre 1898
"Si j'aime Venise...mon cher ami ? Mais c'est à dire que c'est la Ville élue, que c'est ma Ville. [...] Venise est la plus intense, la plus grande émotion de ma vie. [...]"
En octobre, 1898, Jean Lorrain séjourne pour la première fois à Venise au cours d'un voyage qui l'aura mené en Allemagne, en Suisse puis dans le nord de l'Italie après un court passage à Marseille. Sur les conseils de son ami Octave Uzanne (l'un de ses témoins lors de son duel contre Marcel Proust le 6 février 1897), il se rend donc à Venise et y reçoit un un choc émotionnel et artistique sans précédent : Venise est SA ville. Entre 1898 et sa mort en 1906, il n'y séjournera pas moins de quatre fois (octobre 1898 / septembre 1900 / Octobre 1901 / Octobre 1904).
Voyageant seul ou accompagné de sa mère (mais logés séparément) il y fuit Paris, "la ville empoisonnée" et ses automobiles...
Henri de Régnier |
Octave Uzanne |
Lors de son premier séjour, il y rencontre Henri de Régnier, autre thuriféraire de la cité des doge. En 1901 il y fera la connaissance du comte Adelsward-Fersen, rencontre fortuite qui lui causera bien des ennuis lors du scandale du procès de celui-ci en 1903. Ce dernier avait en effet déclaré devant la cour d'assise s'être quelque peu inspiré des œuvres de Lorrain pour organiser ses "tableaux vivants" dans le goût grec...
Jacques Adelsward-Fersen |
Les 1er et 15 avril 1905, il offre au public, dans les colonnes de la Revue Illustrée, un long chant d'amour à sa ville élue. Ce texte intitulé "Venise" sera repris en 1921 dans "Voyages", recueil collectif publié par Georges Normandy et illustré par André Deslignières chez Edouard Joseph, collection l'Edition Originale. Ce même texte fait l'objet d'une édition séparée sous la direction d'Eric Walbeck aux éditions La Bibliothèque, collection L'écrivain voyageur (Paris 1998).
Quelques semaine plus tôt, sur un ton nettement plus nostalgique, il avait donné aux lecteurs de Je Sais Tout, "Sauvez Venise" dont certains passages seront repris et développés dans le texte de la Revue Illustrée.
Je sais tout
1ère Année N°II 15 mars 1905
Sauvez Venise !
Par Jean Lorrain
L’Art pousse un cri d’alarme. Venise, une des plus magnifiques cité du
monde, est-elle condamnée à disparaître, effritée par la vieillesse ? Les
fresques se crevassent, les dalles se disjoignent, les monuments, illustres
infirmes, ont besoin d’échafaudages. Sauvons Venise !
A la voix musicale et lointaine
des cloches,
Suivre au ras d’une eau grise et
lourde, où fume encore
Immobile incendie, une Venise en
or,
Le bateau de Trieste et ses
lentes approches !...
La splendeur d’un passé de gloire
et d’aventures
Surgit avec la nuit des canaux et
du port.
Un horizon de flamme embrase les
mâtures,
Des campaniles d’ambre allument
un ciel mort :
La lagune où s’effile un vol noir
de gondoles,
Agonise, s’éteint : deux
ombres, deux coupoles :
La Salute encor claire et San
Giogia Maggior
La ville flotte au loin, immense
gemme éclose
Au ras des flots nacrés d’un soir
d’apothéose !
Venise, ô perle blonde, ô
fabuleux décor !
Eh bien !
le fabuleux décor est menacé. Cette invraisemblable et chimérique éclosion de
clochers, de campaniles, de dômes et de palais, qu’est Venise apparue, tel un
gigantesque madrépore, au dessus de ses lagunes et de ses canaux, cette
floraison de métal et de marbre jaillie entre le ciel et l’eau, cette vision
vertigineuse et calme de la gloire des siècles prolongée et figée entre des
reflets de nuages et des nuées de soies nuancés par tous les frissons de la
mer, cette Ville de l’eau, qui est bien plus encore un immense palais qu’une
ville (car ses places dallées de marbre, ses rues étroites également pavées de
surfaces lisses et planes, à chaque instant coupées de degrés d’escaliers et
d’arches de ponts, font de Venise un hallucinant et colossal palais de
Palladio), cette Venise si belle que les gondoliers avec la sûreté des
métaphores populaires disent couramment en la vantant aux étrangers : Venezia, regina del mare ei sorella della
luna, Venise, reine de la mer et sœur de la lune, cette courtisane de
l’Adriatique, que M. Maurice Barrès veut voir à l’agonie et que la sensualité
italienne d’un d’Annunzio compare à l’intérieur flambant et gemmé d’une grenade
trop mûre, éclatant de partout d’un sang généreux, cette Venise que Tiepolo a
peinte sous les traits d’une dogaresse accueillant, nonchalamment couchée,
l’offrande des poissons et des coquillages d’un Neptune asservi, toute cette
beauté, tous ces souvenirs, toutes cette merveilles de la légende et de
l’histoire, toute cette nostalgie d’un passé gardé presque intact jusqu’à nous,
cet incomparable trésor des siècles et cette chose unique au monde, une ville
qui depuis cinq cents ans n’a pas bougée, (les vieux lions de Saint Marc,
peints sur bois du palais ducal, nous montre la riva des shiovani, le palais
des Doges et la piazzetta, tels qu’ils sont encore aujourd’hui, et ces
peintures datent de 1100), eh bien, tout cela, si l’on n’y met bon ordre, va
disparaître !
Venise est
vraiment menacée, et si les architectes et les ingénieurs appelés au secours de
la Cité des
Doges ne trouvent pas le moyen de raffermir son sol mouvant et de consolider
ses pilotis, si la science invoquée n’accourt pas en aide à l’art qui titube, la Reine de l’Adriatique aura
le sort de la ville d’Ys, mais il n’y aura pas besoin de renverser la digue de
Malamoco. Pour submerger la
République.
Venise
s’enfoncera d’elle-même dans la vase séculaire de ses canaux. Il y a déjà des
siècles que son sol s’affaisse.
Venise va-t-elle s’engloutir comme la légendaire ville d’Ys ?
D’heure en heure,
le dallage de ses palais se rapproche insensiblement du fond de la lagune, des
piliers se tassent, des chapiteaux du palais des Doges ne sont déjà plus de
niveau, les admirables mosaïques qui font un tapis de marbre à la basilique de
Saint-Marc, se soulèvent et se creusent par places comme un tapis.
Sur
le Grand Canal, cette allée unique au monde, bordée de gloires et de palais,
des vieilles demeures penchent et surplombent l’alignement. Déjà, la Municipalité les a
condamnées. Leur chute imminente entrainerait fatalement celle des palais
voisins, la moindre conservation est dangereuse à Venise, sur ce sol pourri et
miné.
Des
réparations commencées il y a cinq ans viennent de sauver la Casa d’oro ; on se
décide enfin à s’occuper du palais Labia abandonné à une fabrique d’étoffes et
dont la salle des fêtes contient peut-être les plus beaux Tiepolo du
monde ; le palais Dario, un des bijoux d’architecture du Grand Canal, va
être démoli, démolie l’Abbatia, la curieuse petite abbaye au cloître si
poétique dont la silhouette ruinée prépare si bien la splendeur blanche de la Salute.
Heureusement, le palais Dario appartient-il à une fervente de
Venise, la comtesse de la Baume Pluvinel,
qui a fait numéroter pierre par pierre les motifs de sculpture et
d’architecture de la façade, les rosaces de marbre incrustées entre chaque
fenêtre, les arabesques des frontons, et le palais sera reconstruit tel quel,
et la vielle façade réappliquée sur la maçonnerie neuve. Ce jeu de patience
coûtera la bagatelle de deux cents mille francs, mais tous les palais menacés
n’appartiennent pas à des comtesses de la Baume Pluvinel, j’ai déjà
trouvé bien des vides sur le Canale
Grande cet été à mon retour à Venise que je n’avais pas vu depuis quatre
ans.
J’y
ai d’ailleurs constaté bien des absences. Disparu le Campanile dont
l’effondrement donnait l’alarme en 1902…Rongé par la base, il s’écroulait de
toute sa hauteur dans un gigantesque nuage de poussière et un effroyable
fracas.
Effondrement du Campanile en 1902 |
L’écroulement du Campanile et les premières ruines de Venise.
Il
sonnait ainsi le glas de la ville menacée et, dénonçant le danger aux
Vénitiens, demeurait même en mourant le Campanile, le Campanile, sentinelle de
pierre et de brique de la
République aux guetteurs toujours attentifs, les yeux fixés
sur la lagune et sur la mer, le Campanile dont les cloches émues se tenaient
toujours prêtes à signaler le Turc sur les flots et le Milanais sur la
plaine…Mais en tombant il détruisait la merveilleuse Logetta, le plus curieux
bijou peut-être de bronze et de marbre de l’art vénitien, c'est-à-dire la Pallas, la Paix, l’apollon et le Mercure
de Sansovino et les plus beaux bas-reliefs qu’ait peut-être laissés le
Benvenuto Cellini vénitien, et avec la Logetta, l’angle de la bibliothèque, dix mètres
de portiques, de fenêtres sculptées, et de balustrades, déshonorant ainsi toute
la Piazzetta
et tout un coin de la Piazza.
Ce
Campanile ! il eût pu faire pis en tombant. Supposez que sa masse eût été
s’abattre sur Saint-Marc ou même sur le palais des Doges, en face. La façade de
Saint-Marc entamée eût été irréparable. Quant au palais des Doges, il est si
malade qu’il se serait infailliblement écroulé. Il y a de tels affaissements
dans ses fondations que les architectes prétendent que la chute du Campanile
l’a sauvé. Il fallait que l‘un ou l’autre mourût, le Campanile ou le palais
Ducale !
Aujourd’hui
des échafaudages et des palissades marquent l’emplacement du Campanile et de la Logetta ; Venise
panse ses plaies, mais le Campanile pourra-t-il jamais rejaillir du sol ? la Logetta oui, cela
sûrement, car des moulages et des photographies exactes permettront de
reconstituer les chefs-d’œuvre anéantis, mais le Campanile ! Le sol
friable et usée pourra-t-il soutenir de nouvelles fondations ? les
Vénitiens n’osent avouer la vérité dans la crainte d’effarer les étrangers, les
étrangers qui sont maintenant la seule raison de vivre de Venise, et j’ai bien
peur de ne plus jamais revoir la longue et svelte silhouette du Campanile
au-dessus des cinq dômes de marbre et de la double ascension d’anges en prière
de Saint-Marc.
Saint-Marc. On ne raconte ni Saint-Marc ni San
Giogio Maggiore, où le lion d’or ailé de la Piazetta faisant pendant au Saint Theodoro debout
sur la colonne de granit ! On n’évoque pas plus le palais des Doges et la
colonnade unique aux chapiteaux ombrés par les siècles des admirables
Procuraties.
Venise
et la place Saint-Marc, c’est le complet épanouissement de l’aristocratie et de
l’âme artiste d’un peuple, bercé pendant des siècles dans de la gloire et de la
magnificence, et cela au milieu du plus imprévu et du plus splendide décor,
parmi le ciel et l’eau, entre des reflets de nuages, de lagunes et de mer.
Eh
bien, tout cela est frappé de mort, tout cela va disparaître. Il y a des
échafaudages dans Saint-Marc, on essaye, on tente d’en consolider les voûtes,
sans trop entamer l’or sourdement éclatant des mosaïques, et dans ces chapelles
latérales toutes de pénombre et de clair obscur, de loggias, d’escaliers et de
rampes, de portiques et de balustrades, où des lampadaires bossués de gemmes
brûlent, reflétés dans des murailles d’onyx et de porphyre si anciens et si
usés sous les doigts des fidèles, qu’ils en sont devenus gras et tièdes au
toucher comme de la cire avec, dans leur dureté amollie, un parfum invétéré
d’encens…Dans cette atmosphère unique au monde de ferveur et de recueillement
imprégnée de la foi odorante des siècles, il y a aujourd’hui des charpentes,
des appentis et des échelles.
Que
dirai-je du palais des Doges ?
Si
Saint-Marc est la religion et la foi de Venise, le palais des Doges en est
l’histoire, c’en est l’art aussi. Le palais des Doges ! Je fais grâce à
toute l’architecture de Venise inscrite dans ses marbres et ses revêtements de
brique rose depuis Giovanni Buon et toute la famille des Buon, Pantaleone et
Bartholomeo Buon le vieux jusqu’à Antonio Rizzo et Lombardo, le grand
architecte vénitien, mais le palais des Doges, ce sont toutes les gloire de la République, ses
batailles et ses victoires sur le Turc, le Véronais et le Pisan, ses luttes
séculaires contre Gênes…Lépante et Don Juan d’Autriche, Cattaro et Zara, la
prise de Constantinople, Frédéric Barberousse à genoux humilié aux portes de
Saint-Marc, les ambassadeurs du Pape au Sénat, et les couronnements et les
intrigues, Catarina Cornaro et les compétitions autours du royaume de Chypre,
Henri III à Venise, la Sicile
en échec, proclamés, chantés et peints aux plafonds et aux murs de plus de
dix-huit salles par le Bassano, les Palma, le Titien, le Tintoret et les
Véronèse, tandis qu’au centre de la salle du Conseil des Dix flamboie et
s’épanouie l’immortelle Venise
triomphante de Paolo Caliari !...Le Palais des Doges enfin, c’est
aussi du drame et de la littérature, c’est Marino Faliero sur l’escalier des
Géants, c’est la Venise sauvée d’Otway et, avant Casimir
Delavigne, c’est Othello, le Marchand de Venise et les plus beaux drames de
Shakespeare.
Le Triomphe de Venise par Paul Caliari dit Véronèse |
Le palais des Doges, gloire séculaire déshonoré par les échafaudages.
Eh bien, le
Palais des Doges s’affaisse. Il y a des échafaudages dans ses salles, on en
répare et consolide les murs, d’immenses toiles ont été déplacées qui se
dressent maintenant à même les parquets comme au centre d’un atelier, des
fresques oubliées ont surgi derrière les Bassano et les Titien déplacés,
fresques qui ne pourront être sauvées puisque les maçons sont déjà après, et le
spectacle de toutes ces gloires et de tous ces fastes tombés aux mains des
plâtriers est une chose si triste qu’à mon dernier voyage, je n’ai même pas
voulu entrer au Palais des Doges, le cœur en deuil par les récits qui m’en
étaient faits.
D’ailleurs,
les ouvriers sont partout, des échafaudages déshonorent maintenant les
Procuraties, les vieilles Procuraties du Lombardo, de Bartholomeo Buone et de
Bergamasco. Des piliers de bois en étayent les arcades devant Quadri, toute la place Saint-Marc est
masquée d’échafaudages.
Les
Procuraties, toute la partie qui donne sur le petit canal et la petite rue
derrière, menace ruine, et de lourds madriers posés en travers de la rue les
soutiennent. Il y a des échafaudages à San
Giovanni e Paulo, il y en a aux Frari,
les deux plus grandes et les deux plus belles églises de Venise après
Saint-Marc, les églises des tombeaux.
San Giovanni e Paulo est le lieu de
sépulture des Doges, les Frari, une
espèce de Panthéon des grands généraux et des grands amiraux de la République. Les
Bragadin, les Moncenigo, les Zéno, les Morosini, les Loredan, les Vandramin,
les Veniere, les Valier, les Corner. Tout le livre d’or de la noblesse
vénitienne, étage dans les deux nefs de
San Giovanni, la magnificence funèbre d’admirables tombeaux ; la plupart des statues sont descendues des
sarcophages de marbre encastrés haut dans les murs, les Victoires ailées des
allégories qui les veillaient les ont suivies dans l’ombre poussiéreuse des
sacristies ; et les consoles sculptées qui semblaient exhausser leur
sommeil vers les voûtes, ne soutiennent plus que le vide.
Le poids de
tant de gloires immortalisées dans le marbre et le métal est devenu un danger
pour l’église, d’énormes crevasses sont là, apparentes dans les murs et pour
les réparer il a fallut déménager toute cette splendeur. Le même spectacle
lamentable vous attend aux Frari, on
y a déménagés les généraux et les amiraux comme à San Giovanni on a déménagé les Doges. Une palissade de planches
dérobe le mausolée de Canova, une palissade déshonore le chœur et ses stalles
admirable ; la sacristie et ses boiseries Renaissance sont la proie des
ouvriers. Aux Frari, on a déménagé jusqu’aux tableaux, et la Vierge de Bellini et les deux Tiepolo du plafond.
La crevasse et
la fissure, les ennemies de Venise ! Hélas ; elles sont partout,
elles sont dans la Basilique,
elles sont dans l’Eglise, fendant le mur, entr’ouvrant le sol, lézardant le
plafond.
Vénitiens,
veillez, veillez pour que Venise ne devienne pas la ville d’Ys de
l’Adriatique ; héritiers d’un des plus riches trésors des siècles,
défendez-la contre la mort : Sauvez Venise !
Jean Lorrain
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